ÉPILOGUE

Richard Bolitho s’accrocha à la poignée pour résister aux mouvements de la voiture qui tanguait et tressautait dans des ornières, comme un canot chahuté dans le clapot. Il se sentait recru de fatigue, ce voyage interminable lui brisait les os. Dans sa pauvre tête, tout se mélangeait, il ne lui restait que des images confuses depuis l’instant où il avait mis pied à terre à Portsmouth avant de repartir immédiatement pour Londres où il était allé faire son rapport.

Tout ce temps, il n’avait cessé de se languir, partir de là, entamer le long voyage qui devait le mener chez lui, dans l’ouest. Il avait traversé le Surrey, le Hampshire, le Dorset, le Devon. Il ne se souvenait plus combien de fois ils avaient fait halte pour changer les chevaux, dans combien d’auberges ils étaient passés. Même lorsqu’il avait interrompu sa route pour passer la nuit dans un relais de poste, les images n’en étaient pas devenues plus nettes pour autant. Des gens le regardaient, se demandant quelles affaires pressantes pouvaient bien le pousser à gagner l’ouest, mais trop polis ou intimidés, évitaient de lui poser la question. Il se souvenait d’odeurs de pâtés de viande, de la bière tiède, de servantes à l’œil coquin, d’aubergistes pleins de jovialité qui vivaient du trafic des diligences avec plus de réussite que les voleurs de grand chemin.

Allday était étalé en face de lui sur la banquette. Son visage bronzé était calme et il dormait paisiblement. Comme la plupart des marins, il était capable de dormir n’importe où, et quand l’occasion se présentait.

Bolitho avait du mal à prendre conscience qu’il était en Angleterre, après toutes ces aventures. Baratte était mort. Tyacke avait fouillé toute la zone avec sa Larne, mais n’avait trouvé aucun survivant après cette terrible explosion.

Sous gréement de fortune, pansant vaille que vaille leurs blessures, les vaisseaux, y compris les deux prises faites aux Français, avaient rallié péniblement Le Cap. Arrivé là-bas, et à son grand étonnement, Bolitho avait trouvé des ordres qui l’y attendaient. Il devait passer la suite au commodore Keen et rentrer en Angleterre. Ils avaient croisé sur leur route le convoi de Keen, pas d’assez près pourtant pour échanger des signaux. La marque de Bolitho en tête d’artimon avait appris à Keen tout ce qu’il avait besoin de savoir. La zone était désormais dégagée, on allait pouvoir effectuer les premiers débarquements sur les îles qui entouraient l’objectif principal, Maurice.

Bolitho essuya la vitre avec sa manche. Ils étaient partis fort tôt, comme pratiquement tous les jours, du moins quand la route était bonne. Les arbres étaient noirs et dénudés, luisants encore du brouillard nocturne ou de la pluie tombée. Plus loin, c’étaient des champs vallonnés et des collines. On était en novembre, le froid était mordant.

Il songeait aux adieux, ainsi qu’à quelques séparations insolites. La Walkyrie avait été laissée sous la responsabilité du lieutenant de vaisseau Urquhart qui devait superviser les réparations, en attendant que soit désigné un nouveau commandant. C’était bien là le plus étrange de l’affaire. Trevenen avait disparu au cours de la nuit qui avait précédé leur atterrissage au cap de Bonne-Espérance. Un dernier tour du Destin ? Ou bien était-il incapable de supporter les conséquences de ses actes, lorsque Bolitho avait été blessé ? Il n’avait pas laissé la moindre lettre, rien dit à personne. On avait fouillé le bâtiment de la cale aux huniers, sans succès. Comme s’il s’était évanoui.

Ou alors, il s’agissait d’un meurtre. Mais, dans tous les cas, l’enquête qu’il aurait fallu mener afin de déterminer pourquoi Hamett-Parker lui avait confié un commandement d’une telle importance, allait devoir être rouverte.

Et le moment des adieux. Tyacke, grave, étrangement triste, qui arrivait à oublier son visage défiguré pendant qu’ils échangeaient une dernière poignée de main. Des frères, des amis, ils étaient tout cela à la fois.

Puis Adam, dont l’Anémone avait supporté le plus dur du combat et connu les plus grosses avaries. Adam lui avait parlé de ses hommes avec une immense fierté, triste aussi de toutes les pertes qu’ils avaient subies. Deux de ses officiers s’étaient fait tuer. C’était d’une voix brisée par l’émotion qu’il lui avait décrit l’action, comment ils avaient abordé le Chacal qui portait la marque de Baratte. L’un de ses aspirants, Dunwoody, était lui aussi tombé. « Je l’avais proposé pour une promotion prochaine. Il va tant nous manquer. »

Bolitho avait senti à quel point il souffrait. C’était souvent ainsi, lorsque la bataille prenait un tour personnel, des noms, des visages, lorsque le prix à payer était si élevé, lorsque l’on connaissait si bien les disparus.

Bolitho était parti avec un certain soulagement. On lui avait aimablement proposé de prendre passage à bord d’un petit sixième rang de trente-six canons, assez délabré, l’Argyll. Son jeune commandant était parfaitement conscient de l’importance de son passager et de celle des dépêches qu’il portait, tout en se demandant ce qui pouvait bien inciter un officier aussi prestigieux à ne pas attendre pour bénéficier d’un bâtiment plus confortable.

Il avait trouvé au Cap une lettre de Catherine. Pendant leur traversée rapide à partir du Cap, il avait eu le temps de la lire et de la relire un nombre incalculable de fois. Il avait ressenti un fort sentiment de jalousie, de l’appréhension même, au récit qu’elle lui faisait de sa visite chez Sillitœ. Il en était même à craindre pour sa sécurité et pour sa réputation.

« Je devais accomplir ce devoir pour nous, pour toi comme pour moi. Je ne veux à aucun prix que ce que j’ai dû subir dans la jeunesse te blesse comme tant d’autres t’ont blessé.

Tu peux me faire entièrement confiance, mon chéri, et il n’y avait personne d’autre à qui je pusse me confier en sachant que, quelle qu’en fût la raison, il garderait le secret. Parfois, il m’est arrivé de me demander si j’avais bien agi, mais dans ce cas, je n’ai pas eu le moindre doute. Et d’une certaine façon, je crois même que Sir Paul Sillitœ s’est surpris lui-même de sa réserve. »

 

Arrivé à Londres, il y avait laissé Herrick qui devait bénéficier de soins après son amputation. Un Herrick qui avait tellement changé. Il était toujours aussi bourru, peu porté à laisser transparaître ses sentiments intimes, comme il le lui avait dit. « Ils peuvent bien me proposer autre chose, Richard. » Et puis il avait baissé ses yeux gris sur sa manche vide. « Ce jour-là, s’il avait fallu, je me serais encore plus démené, ne serait-ce que pour reconquérir votre estime. »

— Et mon amitié, Thomas.

— Oui, c’est vrai, voilà une chose que je n’oublierai jamais – puis, se décidant lentement à sourire : Bon, j’ai un certain nombre de choses à remettre au carré.

Bolitho bougea un peu dans son siège pour se soulager les reins et serra sur lui son manteau de mer. Ce brusque changement de climat, passer de l’océan Indien à l’hiver anglais, avait été plus rude que ce qu’il s’était imaginé. Était-ce qu’il se faisait vieux ? Il songeait à la tête qu’il avait vue dans la glace ce matin, pendant qu’Allday le rasait, à l’auberge de St Austell. Ses cheveux étaient encore bien noirs, exception faite de cette mèche grise qui recouvrait sa cicatrice et qu’il détestait tant, là où il avait reçu ce coup de couteau. Cela faisait si longtemps.

Mais comment allait-elle le voir, elle ? Se pourrait-il qu’elle regrette sa décision de vivre avec lui ?

Il pensait également à Yovell et à Ozzard qui voyageaient séparément à une allure plus paisible dans une seconde voiture avec tout leur bagage. Il jeta un coup d’œil à la forme endormie en face de lui. Leur « petit équipage » s’était encore réduit davantage lorsque la voiture s’était arrêtée dans le Dorset, la nuit précédente. Avery, son compagnon qui avait partagé tant de choses, devait rester à Dorchester chez sa sœur mariée. Leurs adieux avaient été empreints d’une réserve étonnante. Bolitho soupçonnait que c’était à cause de la proposition qu’il avait faite à son aide de camp de lui obtenir une promotion. Il se demandait s’il était judicieux de rester au service d’un amiral qui risquait de rester sans emploi pendant un certain temps.

Bolitho sentit la voiture s’arrêter au sommet d’une colline et entendit les chevaux piaffer.

Toutes ces semaines passées en mer ; il revoyait des vaisseaux, des visages disparus, puis ces jours et ces jours de voiture. Il baissa la fenêtre pour regarder le champ qu’ils longeaient, séparé de la route par un gros mur de schiste gris couvert de mousse et suintant d’humidité. Il y avait un peu de glace sur le côté du chemin, mais le soleil brillait et l’on ne voyait pas de neige.

Il sentit qu’Allday s’était réveillé et s’était assis au bord de son siège. Tout solide et bien bâti qu’il était, il était capable de se mouvoir comme un chat.

Il se tourna vers lui, songeant encore à son désespoir lorsqu’il avait essayé de repousser Lovelace.

— Hé, mon vieux, vous entendez ça ?

Allday finit par comprendre et hocha lentement la tête.

— Les cloches de l’église, lui dit lentement Bolitho. Falmouth.

Tout ici paraissait si lointain. L’île Maurice devait être à présent tombée aux mains des Anglais. L’honorable Compagnie des Indes devait être grandement soulagée qu’on l’ait débarrassée des corsaires de Baratte et des pirates dans le genre de Hannay. Désormais, tout ce beau monde n’aurait plus de repaire où se dissimuler pour échapper aux frégates anglaises.

De son côté, il était fort impatient de se retrouver chez lui, et pourtant, les doutes qu’il éprouvait le faisaient hésiter. Il posa le doigt sur son œil sans faire attention à l’éclair d’inquiétude qui passait sur la figure d’Allday. Il revoyait la pointe de Portsmouth, l’endroit où l’Argyll les avait déposés à terre. Une fois assis dans la chambre, il s’était retourné pour donner un dernier regard à la frégate qui avait jeté l’ancre, débarrassée de ses passagers et de ses responsabilités.

C’était une belle matinée, le temps était très clair, comme en ce jour. La frégate brillait de toutes ses couleurs devant l’île de Wight, sur une mer parsemée de moutons.

Il avait mis la main devant son œil indemne, l’œil qu’il avait eu si peur de perdre lorsqu’il avait reçu ces éclis. La mer lui était alors apparue moins nette et la silhouette de la frégate, beaucoup plus sombre.

Allday se pencha vers lui :

— Vous d’mand’pardon, sir Richard, mais finalement je crois que j’vais point me marier.

— Et pourquoi donc ? lui répondit Bolitho.

Allday esquissa un sourire.

— Parce que je crois que vous avez trop de soucis pour que je vous abandonne !

Bolitho baissa les yeux sur ses mains.

— Vous savez, mon vieux, je ne sais pas ce que je vais devenir.

Il se sentait rempli de bonheur, tout à coup.

— Mais vous, vous allez vous marier !

Puis il passa la tête par la fenêtre et cria :

— Garde ! Sonnez de la trompe quand vous apercevrez la passe de Carrick !

Le cocher desserra le frein, les chevaux s’ébranlèrent d’eux-mêmes et s’engagèrent dans la descente.

Au son de la corne, des hordes de corbeaux s’envolèrent des champs en croassant. Quelques mouettes tournaient paresseusement dans le ciel.

Des ouvriers qui travaillaient à réparer des murets levèrent la tête en apercevant cette voiture inconnue couverte de boue. Puis l’un d’eux cria à ses compagnons :

— Voilà un Bolitho qui revient ! Voilà un Bolitho qui revient !

Le cri que poussaient les gens de Falmouth depuis des générations.

Bolitho se pencha à la fenêtre, oubliant son œil qui le piquait, oubliant tout et même la fatigue qu’effaçait la fraîcheur de l’air.

Et puis il la vit : sa jolie jument, Tamara, celle qu’il lui avait offerte. Elle avait fait le dernier mille au grand galop.

— Arrêtez la voiture ! cria Bolitho.

Catherine fit avancer sa monture jusqu’à se trouver le visage presque contre la tête de Bolitho qui s’était penché à la fenêtre.

Elle était hors d’haleine, ses cheveux défaits volaient au vent. Elle laissa tomber sa capuche ourlée de fourrure.

Il sauta sur la route, la prit par la taille et elle descendit de selle sans effort.

— Je le savais, Richard, je savais que tu arrivais !

Il baisa les larmes qui ruisselaient sur sa peau glacée, elle le serrait dans ses bras, ils s’étreignirent sans faire attention au cocher ni au garde. Oubliant tout, sauf le bonheur de cet instant.

Voilà un Bolitho qui revient.

 

John Allday et Unis Polin se marièrent dans la petite église de Fallowfield, une semaine avant la Noël de 1810.

Ozzard avait répété sur tous les tons que c’était une bonne chose, si cela devait au moins empêcher Allday de taper sur les nerfs de tout le monde avec sa manie de s’inquiéter de tout et de rien.

C’était une belle journée, le ciel était clair et dégagé. Parmi les gens venus assister à la cérémonie, nombreux furent ceux qui arrivèrent à pied à l’église, bien couverts pour se protéger du fort vent de suroît qui soufflait de la baie.

La modeste église n’avait jamais connu pareille foule et le jeune officiant était visiblement plus nerveux que le couple qu’il s’apprêtait à unir. Ce n’était pas uniquement le nombre des assistants, car Allday était très populaire et on l’accueillait avec chaleur lorsqu’il revenait de mer. Non, c’était la variété des gens. Depuis le héros naval de l’Angleterre et fils chéri de Falmouth accompagné de sa femme, jusqu’à ceux qui vivaient et travaillaient sur le port ou dans les fermes. Il y avait peu de marins, mais les ouvriers, gardes-côtes, agents des impôts, fermiers, cochers, plus sans doute un ou deux braconniers, suffisaient amplement à remplir l’édifice.

Fallowfield se trouvait sur les terres de Lewis Roxby et, bien qu’il n’ait pas assisté au mariage, il avait fait aménager pour la circonstance une vaste grange décorée de guirlandes et de pavillons où Allday et sa femme puissent accueillir tout le monde. Et il y avait encore de la place à en revendre.

Roxby avait également approvisionné assez de bœufs et d’oies, payés de sa poche. Comme avait dit Allday : « On aurait de quoi régaler l’armée du « duc de fer » ! »

Tandis que la foule entassée sur les bancs entonnait des cantiques, Bolitho sentait tous les yeux se poser sur Catherine et lui. Unis Polin était conduite à l’autel par son frère, l’air fier, très droit, et dont on remarquait à peine qu’il boitait avec sa jambe de bois. Allday, accompagné par Bryan Ferguson, extrêmement calme et très élégant dans la vareuse neuve que Bolitho lui avait fait confectionner en temps et en heure. Elle avait des boutons dorés et Allday portait une écharpe de soie blanche pour l’occasion.

A Falmouth, une ou deux avaient dû espérer qu’Allday ferait un autre choix.

Étaient là également un certain nombre d’officiers de marine. Le lieutenant de vaisseau George Avery, arrivé du Dorset comme il l’avait promis, pour rappeler combien le courage et la force d’Allday, son indépendance aussi, avaient changé le cours de son existence. Tout comme James Tyacke lors du mariage de Keen et de Zénoria, Avery était resté au fond de l’église, même lorsque le petit orgue avait commencé à jouer. Il restait à l’écart, caché, encore partagé entre ses doutes et sa fidélité, mais bien conscient qu’il était l’un d’eux. « Les élus. »

A un moment, pendant une interruption de la cérémonie, Bolitho surprit Catherine qui s’essuyait les yeux. Elle regardait Avery, caché dans l’ombre d’un pilier.

— Qu’as-tu donc ?

Elle avait hoché la tête :

— Pendant une fraction de seconde, j’ai cru voir Stephen Jenour.

Et puis il y avait eu un moment amusant, lorsque le célébrant avait posé la question de la plus haute importance : « Vous, John Allday, acceptez-vous de prendre pour épouse…»

On n’avait pas entendu la fin de la question, couverte par la grosse voix d’Allday : « Oui, j’accepte, et y a pas d’…»

Tout le monde avait éclaté de rire, suscitant un haussement de sourcil du ministre. Bolitho se disait que, s’il n’avait pas été aussi bronzé, on aurait vu Allday rougir.

Et voilà, la cérémonie s’était achevée, une voiture avait emporté Allday et son épouse toute souriante. Selon la coutume, la voiture était tirée, non par des marins et des fusiliers, mais par des gens employés sur les terres de Bolitho. Plusieurs d’entre eux avaient été rayés des rôles pour avoir subi des blessures ou des infirmités à bord de l’un des bâtiments de Bolitho. On n’aurait pu souhaiter garde d’honneur plus adaptée et Allday en était rouge de plaisir.

Bolitho leur avait fait une petite surprise, il avait offert la petite voiture de Ferguson pour le trajet jusqu’à l’église. Il voulait que ce jour soir le plus beau de toute sa vie, quelque chose dont il se souvienne à jamais. C’était leur jour. On avait donc mis le jeune Matthew et la voiture armoriée de la famille à la disposition du couple.

Catherine lui avait dit :

— Cela te ressemble tellement, Richard, et tu ne t’en rends même pas compte. Tu te mets au niveau des gens, tu évites les courbettes et les ronds de jambe… personne d’autre que toi n’en serait capable.

Puis ils se dirigèrent vers la grange pour porter un toast à la mariée et à son homme venu de la mer.

Bolitho était sensible à la paisible simplicité de cette fête et se demandait si Catherine regrettait qu’ils ne puissent se marier.

Comme souvent dans ce cas, elle lut dans ses pensées. Tout comme elle avait deviné qu’il arrivait à Falmouth, alors qu’il voyageait dans une voiture qu’elle ne connaissait pas.

Elle ôta son gant et posa la main sur sa manchette. Les rubis et les diamants qu’il lui avait offerts dans l’église, après le mariage de Keen, brillaient de tous leurs feux. C’est mon alliance, Richard. Je suis ta femme, quoi que tentent ceux qui voudraient nous séparer. Et tu es mien. Qu’il en soit ainsi à jamais.

Bolitho aperçut des hommes qui se préparaient à servir nourritures et boissons. Un groupe de violoneux attendait dans un coin, prêt à ouvrir le bal. Il était temps de s’éclipser.

Sa présence ici lui rappelait celle d’un officier supérieur invité au carré : les gens étaient respectueux, aimables, curieux, mais ils ne pouvaient être vraiment eux-mêmes tant que leur grand homme était là.

Il savait qu’il se souviendrait longtemps de ce jour. Catherine le regarda dire au revoir à Allday et à sa femme ; elle savait très bien qu’il ne s’adressait qu’à son maître d’hôtel, à cet homme qu’elle avait appris à connaître et à respecter, à aimer même, pour son courage et sa fidélité, un homme qui avait consacré au sien vingt années de sa vie.

— Au revoir, mon vieux. Mais ne vous faites pas oublier.

Allday lui serra la main de toutes ses forces, les yeux embués.

— Mais non, sir Richard, vous allez avoir bientôt besoin de moi ?

Bolitho hocha lentement la tête. Tous ces visages évanouis, ces bâtiments et ces batailles qui ne se laisseraient jamais oublier. Il avait essayé de se détacher, dans une certaine mesure, de se durcir contre la peine. Mais, au tréfonds de lui-même, il savait qu’aucune défense ne tenait. Comme cet aspirant, Dunwoody, qu’Adam aurait voulu aider, et qui était mort avec les autres.

— J’aurai toujours besoin de vous, mon vieux. Soyez-en certain.

Leurs mains se détachèrent. Tout était dit.

Lorsqu’ils furent sortis dans l’air vif, Catherine lui souffla :

— Maintenant, nous sommes seuls.

Elle le laissa l’aider à monter dans la petite voiture. Puis elle prit les rênes, saluant au passage les gens qui arrivaient encore à pied de l’église.

— Je suis si heureuse, Richard. Lorsque tu es parti, j’ai senti mon cœur se fendre. Cela m’a paru durer une éternité et pourtant, je craignais bien pis. Maintenant, tu es avec moi. Je suis tienne, ce sera bientôt Noël. Je me souviens, une fois que tu passais Noël avec moi, tu m’as dit que c’était ton premier Noël à terre depuis que tu avais embarqué comme aspirant. Et puis il y aura le Nouvel An, nous serons encore ensemble. Avec ce pays toujours en guerre, ce roi dérangé… rien ne compte, rien n’a de sens, sauf nous.

Il passa le bras autour de ses épaules, conscient de la passion qu’il éprouvait pour elle, comme dans ces rêves où il s’imaginait être près d’elle, alors qu’ils étaient si éloignés.

Elle rejeta la tête en arrière pour libérer ses longs cheveux noirs. Puis, se tournant vers la mer, au-delà de la pointe de Rosemullion, elle lui dit :

— Tous nos amis sont quelque part là-bas. Val, ce pauvre Adam, Tyacke… Et d’autres encore qui ne reviendront plus jamais – elle avait les yeux brillants : Mais nous nous souvenons d’eux !

Puis, changeant d’idée, elle tira sur les rênes et fit prendre au poney un petit chemin étroit.

— Je suis allé voir plusieurs fois Unis Polin. Elle est gentille, exactement la femme qu’il lui faut. Il a besoin d’amour, comme nous tous.

Bolitho lui prit le bras :

— Tu es un véritable mystère pour moi, Kate !

Elle tourna la tête, mais sans le regarder.

— S’il n’y avait pas ce vent glacial, je t’emmènerai dans notre petite crique. Et je te dévoilerais ce mystère !

Ils prirent le virage où se trouvait la petite auberge, étrangement déserte, tout le monde devait être à la fête dans la grange de Roxby. Désormais, La Tête de Cerf allait attendre le retour d’Allday.

Il regarda l’enseigne qui se balançait doucement avec le vent. Sauf que l’établissement ne s’appelait plus La Tête de Cerf. L’enseigne, joliment peinte, représentait un bâtiment de ligne dans la tempête, sabords dans l’eau. Il devina que c’était une idée de Catherine. L’auberge s’appelait désormais Au vieil Hypérion. Catherine lui dit :

— J’ai entendu si souvent Allday parler de votre vieux vaisseau. Après tout, il est à part pour quelques-uns d’entre nous. C’est à son bord que tu m’as retrouvée à Antigua alors que je croyais t’avoir perdu – et tandis qu’elle parlait, elle le regardait intensément : C’est à son bord qu’Unis a perdu son premier mari, c’est par son entremise qu’Allday a trouvé l’amour de sa vie.

Bolitho contemplait toujours l’enseigne qui se balançait, comme si le vieux vaisseau était toujours vivant.

— Comme ils disaient alors, le vieux bateau refuse de mourir. Elle hocha la tête, heureuse.

— Et désormais, il ne mourra jamais.

Elle lui passa les rênes pour se blottir contre lui.

— Maintenant, ramène-nous à la maison, tu veux bien ? Chez nous.



[1] Bataille qui eut lieu les 27 et 28 juillet 1809, en Castille, mais Wellesley, fait vicomte de Wellington de Talavera, fut contraint de se retirer au Portugal. (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2] Célèbre caricaturiste anglais de l’époque (1757-1815).

[3] Œuvre de John Milton (1608-1674).

Une mer d'encre
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